L'inspiration du moment

Je viens de finir mes cours, on est en fin d'après-midi. Je n'ai guère envie de rentrer immédiatemment dans mon studio mal rangé. Mes pas me portent vers MontParnasse, je réfléchis à mes cours de la journée. Une fois n'est pas coutume, ils ont suscité en moi plus de questions qu'ils n'ont apporté de réponses.

Tout avait pourtant bien commencé, une autre étudiante avait, il y a quelques jours demandé plus d'informations sur les hybrides. Tout le monde en parle, mais personne ne sait rien à leur sujet. Les professeurs, après moult conversations, avaient accepté de faire une conférence sur ce sujet, justement aujourd'hui. Je me réjouissais d'avance de trouver enfin des réponses à mes questions. J'en ai été pour mes frais.
Les prestigieux docteurs en chirurgie, génétique, et autres spécialistes, n'en savaient guère plus que nous.

J'ai besoin de faire le tri dans mes informations, de mettre de l'ordre dans ma tête et pour ça j'ai besoin d'écrire. J'entre donc dans un café, commande timidemement une menthe à l'eau et demande tout aussi timidement si il y a le wifi. Suite à la réponse affirmative du garçon, je sors illico presto mon ordinateur et commence à taper.

Récapitulons. Les hybrides sont à la base des humains, présentant des caractéristiques animales. Jusque là rien de nouveau. Certains les manifestent phénotypiquement, au niveau de leur apparence extérieure, d'autres pas, seulement au niveau de certains organes.
Et là commence une litanie de pourquoi, de quoi et de comment.
Pourquoi cette différence? Comment des êtres hybrides peuvent-ils apparaître dans des familles "normales"? Qu'est-ce qui fait qu'ils présentent des caractéristiques animales? Etc, etc...
Continuons. Apparemment, ces spécificités seraient dues à des mutations du génome. Mais quelles mutations? Pourquoi surviennent-elles? Comment se fait-il que leur nombre augmente? Car c'est un fait, il y a de plus en plus d'hybrides. Et pourquoi les individus porteurs de ses mutations sont-ils viables, alors que l'immense majorité des mutations sont létales ou du moins entraînent des conséquences dramatiques?
Trop de questions sans réponses.
Je marque une pause, secoue la tête et pousse un profond soupire de découragement. Appuyée contre le dossier de ma chaise, je regarde le plafond, espérant contre toute attente y trouver écrites les réponses que je cherche deséspérément.

J'entrai calmement dans le café. Je venais d'exécuter le meurtrier d'une jeune fille gracié par la justice à la demande des parents de la victime et j'étais fatiguée. L'homme avait survécu à la première balle que je lui avais tirée dans l'estomac et avait eu le temps de monter dans sa voiture. J'avais alors dû courir après le véhicule qui accélérait. Pour finir, j'avais criblé de balles la vitre arrière et l'une d'elle avait atteint ma victime à la tête. Je m'affalai à une table innocupée et soufflai un peu. Je commandai un café et ouvris mon sac pour payer d'avance. Mais au moment où je posais mon sac sur mes genoux, le colt 45 glissa par l'ouverture et tomba sur le sol avec un bruit mat. Paniquée, je le ramassai en vitesse et le fourrai dans le sac qu'il n'aurait pas dû quitter. Je jetai rapidement un regard circulaire dans la salle. Le peu de monde qui était présent était trop occupé pour avoir vu le flingue. Tout le monde était tourné ailleurs...sauf une jeune fille à la table en face avec son ordinateur portable.

Les pensées s'agitent dans ma tête, j'ai du mal à m'y retrouver. Les yeux de nouveaux rivés à mon écran, je tape d'autres questions qui me trottent dans la tête. Alors que je me connecte sur internet pour tenter de leur trouver des réponses, au ou moins des débuts de réponse, des hypothèses, n'importe quoi en fait qui puisse m'aiser à y voir plus clair, un bruit me fait sursauter.

Je relève les yeux juste à temps pour voir une jeune femme à la table d'à côté remettre dans son sac ce qui ressemble fortement à une arme à feu. Je n'y connais rien, je n'en suis pas certaine, mais cela m'interpelle. Si j'ai raison, que fait-elle avec ça?

Elle porte des lunettes de soleil, alors que nous sommes à l'intérieur, étrange. En outre, cela m'empêche de savoir où se pose son regard. A-t-elle remarquée que je l'avais vu? En tout cas, elle est tournée vers moi.
Je n'ai pas vraiment envie d'avoir d'ennui avec une femme susceptible de porter une arme à feu, alors je décide de faire celle qui n'a rien vu et de me replonger dans mes interrogations.
Le nez sur mon écran, je ne peux cependant pas m'empêcher de la regarder à la dérobée, je me doute bien que mon manège doit être visible, mais c'est plus fort que moi. Une foule de questions se bousculent dans ma tête.
Sur les hybrides, d'abord, mais là, c'est peine perdue, le nombre de questions sans réponse augmente à chaque seconde.
Sur cette femme ensuite. Ai-je rêvé? Si non, qui est-elle? Policière en civile, braqueuse de banque?
En fait, je me pose tellement de questions que j'en oublie d'avoir peur. Enfin, pas tout à fait.

La jeune femme semblait m'avoir vue, je la surpris même en train de lancer un regard vers moi. Je soupirai, quelle tuile ! J'allais devoir m'assurer qu'elle ne dirait rien. J'étais une tueuse, et en plus j'étais hybride, la totale. Si cette petite dame me balançait, je n'aurais même pas le droit à un procès équitable, ce serait la prison et encore heureux si on ne m'abattait pas sur place. Je pris mon sac, me levai, et m'assis à la même table qu'elle. Avant qu'elle ait pu dire quoi que ce soit, j'avais le petit Beretta à silencieux pointé sous la table entre ses cuisses.
"Soyez brève et discrète, dis-je à voix basse sur un ton neutre, dites-moi ce que vous avez vu et si vous avez l'intention d'en parler."

Je guette le moindre de ses mouvements, aussi je la vois se déplacer et s'installer à ma table. Je ne vois pas l'arme qu'elle doit vraisemblablement pointer sur moi, mais ses paroles contiennent suffisament de menace pour me le faire comprendre.
Déjà qu'en temps normal je n'aime pas parler aux gens, mais là... Seul le fait de savoir qu'elle m'abattra sans doute de sang froid si je ne lui obéis pas m'empêchaede prendre mes jambes à mon cou. Cependant, ma première réponse n'est constituée que de bredouillements. Me reprenant, cette réponse ne la satisfera pas, je réussis à formuler une phrase cohérente.

"Je vous ai vu remettre dans votre sac quelque chose qui ressemble à une arme à feu, mais je n'en suis pas certaine. N'importe comment, il n'est pas dans mes intentions d'en parler à quiconque. Euh... Qui êtes-vous?"

Je souris intérieurement. Malgré ma peur, j'ai fait une magnifique phrase bien soignée et je n'ai pu empêcher ma curiosité surnaturelle de reprendre le dessus: j'ai posé une question, la première d'une longue série si elle accepte d'y répondre.
J'ai tellement peu l'habitude des conversations normales que je ne me rends pas compte de ce que celle-ci à de particulier. Il est étrange de parler ainsi avec une femme armée, et impoli de ne pas se présenter en premier. Mais je n'en ai pas conscience, je n'ai que des interrogations.

J'hésite un moment, elle semble curieuse mais pas trop bavarde. Sans dire un mot, je retire mes lunettes de soleil et plonge mes yeux verts dans les siens.
"Comme ça tout est dit." déclarai-je avant de remettre les verres teintés sur mon nez.
"N'espérez pas savoir mon vrai nom, mais vous pouvez m'appeller Bingo."
Puis sans dire un mot, je fouille dans son sac et en tire son portefeuille. Je ne fais pas attention à l'argent mais prends sa carte d'identité. Je la regarde dix secondes, le temps de mémoriser et la remet à sa place. Ainsi j'avais une garantie de pouvoir la retrouver si elle parlait.

Elle semble hésiter à me répondre, puis se décide. Elle enlève ses lunettes de soleil et là, j'ai un choc. Elle a les yeux verts! Pas de blanc, juste... verts. Il me faut un instant pour comprendre que j'ai une hybride en face de moi. Et les questions ressurgissent. Pourquoi s'est-elle dévoilée? Qui est-elle? Bingo? Pourquoi ce surnom bizarre?
Alors que je suis perdue dans mes pensées, elle attrape mon sac et en sort ma carte d'identité. Interloquée, je la laisse faire. Et puis comme ça, pas besoin de me présenter, je peux me lancer directement dans ma longue et éternelle litanie de pourquoi, au risque de l'énerver, mais le besoin de savoir est le plus fort.

"Excusez-moi, mais... Vous êtes une hybride, n'est-ce pas? Peut-être pourrez-vous répondre à mes questions. Comment apparait la mutation? Pourquoi certains hybrides la manifeste extérieurement et d'autres non? Comment faites-vous pour passer inaperçus?"

Je m'arrête pour reprendre mon souffle. Je n'ai pas conscience de l'étrangeté de ma conduite. Alors que la société considère les hybrides comme des monstres, moi je lui pose des questions! Elle braque une arme sur moi et au lieu d'avoir peur, je suis curieuse! Même ma timidité ne résiste pas à l'attrait de l'inconnu. Si seulement quelques unes des questions qui tournent dans ma tête pouvaient trouver des réponses! Bien sûr, il y a fort à parier pour que cela suscite en moi encore plus d'interrogations, mais je ne me changerais pas.
Je l'examine, d'un regard clinique, cherchant à déceler la moindre anomalie, mais à part ses yeux, je ne vois rien. Elle est... banale. Normale. Ni grande, ni petite, ni grosse, ni maigre, mais il me semble très athlétique. Un teint légèrement basané, mais rien d'extraordinaire.
Mes doigts toujours posés sur le clavier, prêts à taper à toute vitesse la moindre information qu'elle laisserait échapper, j'attends sa réponse.

J'étais surprise, et eus du mal à la cacher. Je la menaçais et elle trouvait encore moyen de me poser des questions. Sa curiosité semblait l'emporter sur sa peur. Et finalement, cette attitude me plaisait bien. Je souris et retirai le pistolet de son aine.
"D'accord, je veux bien vous répondre. Mais interdiction de dévoiler vos sources. Je déteste les bavards mais j'aime les curieux dans votre genre. pour commencer, la mutation apparaît progressivement. Pour ma part, je me suis réveillée un matin avec de la fourrure dans le dos. Je pense que ça arrive surtout à l'adolescence. Pour me cacher, j'évite autant que possible de me faire remarquer. Je ne me confie qu'aux personnes que je suis en mesure de tuer si elles parlent. Et surtout, je dissimule mes difformités par tous les moyens possibles, vêtements amples, lunettes noires,..."
Je pris une inspiration et jetai un nouveau coup d'oeil autour de moi.
"Mais pour les questions génétiques, je ne saurais vous répondre. Je suis tueuse à gages, pas scientifique. J'ai toujours été mauvaise en cours de sciences et ça ne s'est pas amélioré. Ce sera tout ?"

Les yeux rivés sur l'écran, les doigts au-dessus du clavier, j'attends sa réponse. Je me demande si elle va réellement me répondre, ou si elle va rtouver ça tellement bizarre qu'elle va refuser.
Brusquement, je sens l'atmosphère se détendre. Je relève les yeux, interrogative. Elle sourit. Partie gagnée? Oui, elle répond.
Aussitôt, mes doigts courent sur les touches, notant toutes ces précieuses informations. Je sursaute à la menace explicite. Puis hausse les épaules. A qui voudrait-elle que je parle? En même temps, elle ne peut pas savoir que je ne parle à personne en temps normal.
Ah flûte, elle n'a pas de réponses pour les questions qui m'intéressent le plus. Tant pis, ça ne m'étonne pas vraiment.
Tueuse à gages? ça explique le pistolet de tout à l'heure et la menace qui émane d'elle. Etonnamment, ça ne m'effraie pas plus que ça. Je n'ai pas l'intention de parler d'elle à quiconque, alors je n'ai pas non plus à m'inquéter de savoir si elle va me tuer.
Est-ce tout? Je ne sais pas. Je crois. Presque.

"Merci pour votre réponse. Une dernière chose, s'il vous plait. Savez-vous qui pourrait répondre à mes questions? Un autre hybride, un scientifique, ou même n'importe qui qui s'intéresse à la question?"

après un instant d'hésitation , je reprends.

"Je dois vous paraître bizarre. Je suis étudiante en médecine, mais surtout très curieuse et les hybrides sont un véritable mystère. Je suis désolée, si je vous ai vexée par mes questions, merci encore d'y avoir répondu. Et ne vous inquiètez pas, je ne dirais rien, je n'ai pas l'habitude de parler."

Un vague sourire aux lèvres, je lui laisse le soin d'interpréter la dernière phrase comme elle l'entend.

Je réfléchis un moment. Une étudiante en médecine, hein ? J'étais plutôt flatée que quelqu'un s'intérresse à notre cas, à part ces pseudos-scientifiques qui passaient leur temps à disséquer les hybrides abattus par la police.
"Non, je ne connais personne correspondant à ces critères. Le seul contact que j'ai, c'est mon armurier. Et il n'y connait absolument rien à la biologie." répondis-je.
J'étais soulagée qu'elle soit aussi peu bavarde. De nos jours, il était de plus en plus difficile d'épargner les témoins sans en subir les conséquences. Je pris mon sac et rangeai le beretta, devenu inutile. Puis je jetai un coup d'oeil à ma montre, mon prochain contrat devait être exécuté dans une demi-heure. Je rajustai ma veste et me levai.
"Vous m'excuserez, j'ai un rendez-vous urgent."dis-je à l'étudiante.
Je sortis un stylo de mon sac et écrivai un numéro de téléphone sur une serviette en papier avant de la tendre à la jeune fille.
"Voici un numéro où vous pourrez me joindre. Si vous avez besoin de vous débarasser de quelqu'un, pensez à moi. Je vous ferais une remise."
Puis je pris mon sac et sortis.

Elle a l'air de réfléchir sérieusement à ma question. Je pousse un soupir de déception quand elle répond par la négative. Tant pis, ce n'est pas aujourd'hui que j'aurais les réponses à mes questions. Puis elle griffonne quelque chose sur une serviette et me la tend. C'est un numéro de téléphone pour la joindre. Si je veux me débarasser de quelqu'un? Une remise? Mais de quoi parle-t-elle? Ah oui, elle est tueur à gages, comment ai-je pu oublier. Mais le temps que je me remette de ma surprise, elle est déjà partie.

Je me calle contre le dossier de ma chaise. Quelle rencontre étonnante!
Mais mes questions sont toujours là. Je cherche sur internet. Tiens, Thomas Cohen et Sophie du Rocher. Ce sont des noms qui reviennent sans cesse dans les articles que me proposent les moteurs de recherche.
Je pousse un peu mes investigations. Sophie du Rocher est avocate, en charge d'un dossier concernant de près les hybrides, apparemment. Je doute qu'elle puisse répondre à mes interrogations sur la génétique.
Thomas Cohen, journaliste. Ces derniers temps, il a écrit beaucoup d'articles sur les hybrides arrêtés ou abattus. Je ne pense pas qu'il puisse m'aider non plus.
A tout hasard, je note les coordonées du journal et du cabinet d'avocats. On ne sais jamais.
Je reste encore un moment au café, sirotant ma menthe à l'eau, des questions plein la tête, comme à l'habitude, puis je me décide à rentrer chez moi.